Lettre ouverte de 14 coalitions représentant plus de 2 000 ONG féministes, organisations dirigées par des survivantes et organisations de terrain aux membres de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.
Nous, soussigné.e.s, représentant 2 000 ONG féministes, organisations de terrain et / ou fondées par des survivantes, appelons les membres de l’APCE à rejeter et à voter contre le rapport « Protéger les droits humains et améliorer la vie des travailleurs du sexe et des victimes de l’exploitation sexuelle ».
Nos organisations ont des dizaines d’années d’expérience de terrain sur les questions relatives aux violences faites aux femmes, aux droits humains, aux droits des migrant.e.s, à la prostitution et à la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle, entre autres. Notre expertise nous permet de conclure que la prostitution est une violence ciblant les plus vulnérables et que sa légalisation (ou « décriminalisation totale » comme cité dans le rapport) constitue une réelle menace pour la vie des personnes prostituées et les droits des femmes dans le monde.
Nos 14 ONG défendent collectivement le modèle abolitionniste en matière de prostitution, modèle qui décriminalise toutes les personnes en situation de prostitution, garantit des parcours de sortie de la prostitution et en pénalise les auteurs : les proxénètes et les acheteurs d’actes sexuels. Ce modèle – qui existe notamment en Suède et en France – s’est avéré efficace pour protéger les personnes en situation de prostitution tout en luttant contre la traite à des fins d’exploitation sexuelle et a récemment été salué par la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
Nous souhaitons exprimer nos plus vives inquiétudes concernant le rapport intitulé « Protéger les droits humains et améliorer la vie des travailleurs du sexe et des victimes de l’exploitation sexuelle », qui repose sur une procédure opaque et biaisée n’ayant consulté que des organisations connues pour leur plaidoyer en faveur de la légalisation de tous les aspects du système de la prostitution, y compris le proxénétisme et l’achat d’actes sexuels. Cette procédure a notamment exclut les voix des survivantes de la prostitution, des organisations de terrain et féministes.
Nous considérons que le rapport qui sera voté le 2 octobre est dangereux pour les personnes en situation de prostitution et les droits des femmes pour plusieurs raisons :
- Le rapport promeut le « modèle belge » qui est récemment allé encore plus loin dans la dépénalisation du proxénétisme dans son code pénal, entraînant des conséquences désastreuses pour les personnes en situation de prostitution, dénoncées par les ONG de terrain à plusieurs reprises. La dépénalisation du proxénétisme permet aux proxénètes de se cacher derrière des façades légales pour exploiter les personnes prostituées en toute impunité. Europol constate que là où la prostitution est légale, la traite à des fins d’exploitation sexuelle augmente. En Allemagne, qui a légalisé la prostitution en 2002, 82 % des personnes en situation de prostitution sont des étrangères. L’ancien commissaire Manfred Paulus, chargé de la lutte contre la traite des êtres humains à Ulm, évoque que
« grâce à des politiques libérales et favorables aux trafiquants, les quartiers rouges d’Allemagne sont depuis longtemps sous le contrôle de réseaux criminels organisés. Il s’agit notamment des clans albanais, de la mafia russe (…) et des Hells Angels ».
- Le rapport ne reconnaît pas que la demande masculine pour l’achat d’actes sexuels est la racine de la prostitution et de la traite à des fins d’exploitation sexuelle. Là où la prostitution a été légalisée, la demande masculine pour l’achat d’actes sexuels a explosé. L’Allemagne, les Pays-Bas et l’Espagne sont devenus des hauts lieux du tourisme sexuel et de la traite des êtres humains. L’Allemagne est aujourd’hui surnommée « le bordel de l’Europe », un million d’hommes se rendant chaque jour dans un bordel. En Espagne, il est devenu normal pour les jeunes de se rendre dans une maison close pour fêter leur anniversaire, et 39 % des hommes reconnaissent avoir payé au moins une fois pour des actes sexuels. Aux Pays-Bas, il est désormais légal pour un moniteur d’auto-école de demander à ses élèves un acte sexuel comme moyen de paiement.
- L’utilisation de l’expression « travail du sexe » va à l’encontre du langage agréé par les Nations unies et l’Union européenne, qui utilisent le terme neutre de « prostitution ». Le droit international relatif aux droits de l’homme (Convention des Nations unies de 1949) reconnaît la prostitution comme une « violation de la dignité de la personne humaine ». Il est donc extrêmement difficile de comprendre comment une violation de la dignité humaine peut être reconnue comme un travail par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.
- Le rapport ne respecte pas les normes les plus élevées de protection des droits humains internationaux et européens en matière de prostitution et de traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle :
– La convention des Nations unies de 1949, traité universel contraignant, considère que la prostitution est incompatible avec la dignité humaine. Elle oblige les États membres, dans ses articles 1 et 2, à sanctionner le proxénétisme sous toutes ses formes, y compris la tenue d’une maison close, et le fait de tirer profit de la prostitution d’autrui, même avec le consentement de cette personne.
– Le protocole de Palerme des Nations unies appelle les États à décourager la demande qui favorise toutes les formes d’exploitation.
– La CEDAW, dans son article 6, appelle les États à supprimer l’exploitation de la prostitution des femmes.
– Le Parlement européen reconnaît que la prostitution est une « atteinte à la dignité humaine » et « un obstacle à l’égalité entre les femmes et les hommes, contraire à la Charte des droits fondamentaux de l’UE ». En 2023, il réaffirme que la prostitution est une violence et demande aux États membres de dépénaliser les personnes en situation de prostitution, de leur offrir des parcours de sortie, de pénaliser l’achat d’actes sexuels et les proxénètes conformément au modèle abolitionniste.
– La Rapporteuse Spéciale des Nations unies sur la Violence à l’égard des Femmes souligne que « la légalisation de la prostitution accroît la demande, favorise la violence à l’égard des femmes et des filles et affaiblit les outils nécessaires aux forces de l’ordre pour surveiller, cibler et poursuivre les auteurs, y compris les trafiquants et les autres tiers exploiteurs ». La rapporteuse invite les États membres à adopter les cinq piliers du modèle abolitionniste.
- Le rapport relate des informations non-étayées et fausses sur les soi-disant effets négatifs du modèle abolitionniste, effets que la Cour Européenne des Droits de l’Homme réfute elle-même dans l’arrêt M.A contre France de juillet 2024. La Cour souligne qu’il n’existe aucune preuve que la criminalisation de l’achat d’actes sexuels produise des effets négatifs sur les personnes en situation de prostitution (§155), que ces effets pourraient tout aussi bien être inhérents au système de la prostitution lui-même. Elle souligne en outre que la loi abolitionniste est une approche globale cohérente qui :
– a inversé le rapport de force entre les personnes en situation de prostitution et les acheteurs d’actes sexuels en faveur des personnes prostituées (§163) ;
– protège les personnes en situation de prostitution, sauvegarde la dignité humaine et lutte contre la traite (§141).
Elle érige donc la conventionnalité du modèle abolitionniste.
Au vu de ces éléments, nous, 14 coalitions représentant plus de 2 000 ONG féministes, organisations de terrain et / ou fondées par des survivantes dans le monde entier, réaffirmons qu’une Europe dans laquelle les femmes et les filles les plus vulnérables ne sont pas des marchandises, achetées et vendues dans le cadre du système sexiste, raciste et de classe de la prostitution est possible.
Nous vous demandons de rejeter et de voter contre le rapport préjudiciable intitulé « Protéger les droits humains et améliorer la vie des travailleurs du sexe et des victimes de l’exploitation sexuelle ».
Signataires :
Brussels Call
Bundesverband Nordisches Modell (BVNM)
Coalition pour l’Abolition de la Prostitution (CAP International)
Coalition Against Trafficking in Women
Coordination Française du Lobby Européen des Femmes (CLEF)
Equality Now
Federación Estatal de Mujeres Abolicionistas (FEMAB)
FiLiA
Initiative Féministe Euromed (IFE)
Lobby Européen des Femmes (LEF)
Lobby Suédois des Femmes
Réseau Européen des Femmes Migrantes (ENOMW)
Rights4Girls
Survivors of Prostitution Abuse Calling for Enlightenment (SPACE International)
Étiquettes : slider